jeudi 1 août 2013

Tranche de vie (2)

Après-midi caniculaire au bord du lac Léman, des foules de touristes succèdent aux colonies de vacances et aux centres aérés venus profiter de l'ombre, de la vue, de l'eau fraîche.

Vers 16h, un petit vent soutenu se lève. En observant le ciel, on constate qu'une galette grise qui s'étend sur tout l'horizon avance vers nous. Ils avaient prévu de l'orage, on dirait bien qu'ils vont tenir leur promesse.

Les parents rappellent leurs enfants, les maîtres leurs chiens, les serviettes de plage sont ramassées à la va-vite et bourrées dans les sacs par-dessus les paquets de chips entamés et les bouteilles vides. Le lieu se désertifie, on s'entend enfin bavarder, on serait bien s'il ne faisait pas si frais, d'un coup.

Sur la digue, un concert en plein air de reggae africain commence au moment où les premières gouttes s'écrasent au sol. La lumière est étrange, caractéristique des orages d'été, comme une toile où le peintre aurait mis trop de gris, les couleurs ont perdu leur éclat éblouissant du début de l'après-midi.

Le concert ne va pas attirer de foule, c'est dommage, parce que les artistes se donnent à fond. Le chanteur est un jeune homme vif, engageant, coiffé de dreads. Il porte des lunettes noires qui lui couvrent entièrement les yeux, je crois d'abord qu'il est aveugle. Il bouge et parle en rythme, quand il ne chante pas.

Je suis toujours fascinée par les spectacles de scène, musique, danse ou théâtre. Nous frissonnons toutes les trois sous notre serviette mouillée, mais nos yeux et nos oreilles ne perdent rien. Sur la scène, deux femmes dansent en occupant l'espace, leur chorégraphie est parfaitement coordonnée, je me demande si elles font partie de la troupe. Il y a aussi un couple formé par une dame et une femme trisomique d'une trentaine d'années, qui dansent aussi à perdre le souffle, exactement en rythme.

La pluie et le vent s'intensifient, les techniciens protègent les enceintes par des sacs poubelle transparents, le chanteur continue d'enchaîner les morceaux, rappelant que l'eau qui tombe est un bienfait. Le tonnerre l'accompagne de temps à autre. A un moment, il s'avance sur la piste et prend les mains de la jeune handicapée pour danser avec elle. Finalement, il n'est pas aveugle. On ne sait pas lequel mène l'autre, ils sont la musique, le rythme, si le bonheur existe, il doit ressembler à cet instant.

J'ai franchement froid, mes deux amies m'encadrent et me recouvrent de toutes les serviettes dont nous disposons, je ne veux même pas penser à l'image que je donne à cet instant.

Le concert continue, les danseurs sont toujours aussi rares, un petit garçon de sept ou huit ans est apparu, lui aussi semble avoir avalé un djembé dans son biberon. J'admire cette aisance, cette évidence de la danse. Un dialogue gestuel s'instaure entre le chanteur et l'enfant, ils se parlent et se répondent par leurs mouvements, j'en oublie de grelotter.

Un peu plus loin, derrière la scène, une très belle jeune femme qui ressemble à la princesse Jasmine, debout sur les rochers, pianote irrépressiblement sur son mobile. Son visage est concentré sur ce qu'elle écrit, échange. Mais, comme à son insu, son corps se balance en suivant la musique. Sa longue robe danse autour d'elle, tandis que ses doigts ne cessent de tapoter son écran. Peut-être que si elle n'était pas perchée en équilibre instable, tout son corps danserait sans qu'elle s'en rende compte.

Finalement, nous déclarons forfait avant la fin de ce concert étonnant, mais j'emporte ces images uniques et précieuses. Avec déjà l'idée de les partager, à ma façon.

2 commentaires:

  1. Quel récit émouvant ! J'aurais été bien bête de rater ça ! encore merci, Sophie !

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  2. Oh mais tu ne rates rien, les billets restent publiés indéfiniment, tu peux venir quand tu as le temps :)
    Merci pour tes compliments encourageants !

    Sophie

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